Après cinq jours de tractations, la conférence de l’OMC (1) de Cancún (Mexique) s’est soldée dimanche 14 septembre par un échec, au terme de vifs affrontements entre pays riches et pays en développement. La nouvelle de l’ajournement a été annoncée par le délégué kenyan, au beau milieu de la cafétéria du centre de presse, prenant visiblement de court l’organisation officielle. Le fiasco de Cancún reporte à une date ultérieure les échéances du cycle, qui devait s’achever en principe pour le 1er janvier 2005. Il offre un répit au modèle agricole européen dont il était prévu qu’il passe encore une fois à la toise. Une proposition de déclaration commune faisant de sérieuses concessions sur l’agriculture était en effet sur la table depuis la veille (voir encadré). Et même si ce texte a déclenché un tir de barrage quasi généralisé, un accord était envisageable sur le volet agricole moyennant quelques modifications, notamment si l’Europe avait obtenu quelque chose en échange dans d’autres secteurs.
«La réforme du Farm Bill s’est évanouie»
Si comme prévu, l’agriculture a bien été au coeur des affrontements, ce sont en fait les sujets dits «de Singapour» qui sont à l’origine de la rupture. L’Union européenne via son négociateur, Pascal Lamy, faisait le forcing pour l’ouverture de négociations sur ces quatre sujets qui regroupent l’investissement, la concurrence, les marchés publics et les formalités douanières. Mais les pays africains, regroupés dans une alliance de 90 pays, s’opposaient depuis le départ à une telle perspective.
Selon nos informations, le commissaire Franz Fischler a confié en petit comité qu’avec trois heures supplémentaires, un accord serait intervenu sur l’agriculture. «L’Union européenne était prête à faire le nécessaire pour le rendre possible, a expliqué dimanche soir Franz Fischler, à l’issue de la conférence. Les offres européennes restent sur la table. Pour nous, il n’y a pas de retour en arrière. L’Europe continuera sur le chemin des réformes sur lequel nous nous sommes engagés. Nous continuerons à modifier notre politique agricole pour la rendre plus compétitive, plus favorable aux échanges et mieux en phase avec les intérêts des pays pauvres, des agriculteurs, et des citoyens européens.»
Pascal Lamy a rappelé que l’Europe s’est montrée prête à éliminer les subventions à l’exportation pour les produits intéressants les pays en développement, à réduire sensiblement ses tarifs à l’importation et à ouvrir ses marchés aux importations. Il a estimé qu’avec cet échec, les agriculteurs européens allaient être perdants. «En cas d’accord et pour le même prix, celui de la réforme de la Pac, ils auraient pu obtenir une réforme du Farm Bill américain.» Aujourd’hui, la perspective d’une telle réforme s’est évanouie. Interrogé pour savoir s’il partageait cette analyse, Hervé Gaymard s’est vite démarqué du commissaire européen. Il a indiqué qu’il ne fallait pas faire un lien exclusif entre la réforme de la Pac et la négociation de Cancún. Chacun a donc commencé à justifier à sa manière une réforme qui avait pourtant été vendue aux agriculteurs pour avoir une meilleure posture à l’OMC. Avec l’échec de Cancún, beaucoup d’entre eux risquent en effet de se sentir floués et de se dire «tout ça pour ça?»
La conférence a été marquée par la montée en puissance d’un groupe de pays en développement, le «G20+», emmené par le Brésil, aux côtés de l’Inde et de la Chine, qui réclamait de manière intransigeante la fin des subventions agricoles aux exportations. Malgré les remarques ironiques sur l’hétérogéneité des intérêts qu’elle représente, cette coalition n’a pas volé en éclats. Et même si elle n’a pas pu s’allier aux pays africains, regoupés dans une autre coalition, elle a montré qu’il faudrait compter avec elle pour la suite.
Vers des accords bilatéraux?
Le cycle de négociations commerciales de Doha n’est pas mort, mais il a besoin de soins intensifs, a estimé Pascal Lamy. Celui-ci a douté «que des ambassadeurs puissent réussir à Genève ce que des ministres n’ont pas pu réaliser à Cancún.» Il est prévu en effet qu’avant le 15 décembre, les ambassadeurs des pays membres s’y réunissent pour relancer le processus.
Alors que l’OMC subissait déjà une sérieuse crise de légitimité, cette organisation est aujourd’hui ouvertement atteinte dans ses modes de fonctionnement. Comment se mettre d’accord entre 146 pays membres lorsque les positions restent aussi tranchées et que la règle est celle du consensus avec une voix par pays? Comment dans le même temps rendre plus transparentes et plus démocratiques les négociations, notamment ces réunions dites en «chambre verte» où seuls quelques pays triés sur le volet par le président de la conférence sont admis afin de rapprocher les positions? «L’OMC reste une organisation médiévale», a déploré Pascal Lamy qui avait déjà tenu de tels propos après l’échec de la conférence de Seattle en 1999.
Alors que le concept de négociations multilatérales (avec l’ensemble des pays) est touché, l’Europe risque de vouloir développer des accords bilatéraux de libre échange avec certaines zones géographiques, à l’instar des discussions en cours avec le Mercosur. «Nous pensions que la conjugaison du bilatéral et du multilatéral était une chose extrêmement efficace, a souligné le ministre François Loos. Si le multilatéral traîne et ne progresse pas, nous serons promoteurs de progrès à travers le bilatéral.» L’administration américaine a déjà fait savoir qu’elle allait pousser pour passer des accords bilatéraux: dans ces conditions, le rapport de force leur est encore plus favorable et leurs «partenaires» ont toutes les chances de se faire étriller.
(1) Organisation mondiale du commerce.
Les aides européennes pourraient devenir attaquables La clause de paix des accords de Marrakech protège les aides agricoles européennes de toute attaque devant l’OMC jusqu’à la fin de l’année 2003. Du fait de l’absence d’accord à Cancún, d’aucuns s’interrogent déjà sur les conséquences juridiques qui pourraient en découler. Lors de cette conférence, un relais devait être proposé et dans le projet de déclaration commune, il était mentionné que la clause de paix était prorogée de (…) mois, un chiffre à débattre. Dès lors, certains pays comme ceux du «G 20 +» pourraient-ils lancer un panel contre l’Europe et tenter d’obtenir par cette voie ce qu’ils n’ont pas pu obtenir par la négociation? Interrogé, le ministre français du Commerce extérieur, François Loos, a répondu que ce genre de question devrait effectivement être analysée attentivement dans les semaines qui viennent, et qu’il ne pouvait pas se prononcer pour le moment. «Le débat est déjà engagé avec la plainte déposée par le Brésil sur le coton et sur le sucre», a ajouté François Loos. Selon un professionnel agricole français, plutôt rassurant, «le risque existe bien théoriquement, mais dans la pratique, il y a peu de chances qu’il se concrétise. Pour plusieurs raisons: d’abord, c’est très lourd et très coûteux de monter des panels. Ensuite, sur un plan tactique, ce pourrait être contreproductif et cela risquerait de braquer la Commission Européenne alors que les négociations vont se poursuivre à Genève. |
Volet agricole: le projet qui était sur la table Samedi 13 septembre, un projet de déclaration commune avait été diffusé aux pays membres. L’Union européenne avait trouvé que c’était une base de travail acceptable, tout en soulignant que certaines lignes rouges étaient franchies. La délégation française avait tiré dessus à boulets rouges. Sur le volet agricole, le texte reprenait beaucoup de points de l’accord américano-européen du mois d’août, comme l’élimination des subventions à l’exportation pour les produits présentant un intérêt pour les pays en développement, ou une formule mixte de réduction des tarifs douaniers. Mais il ajoutait certains durcissements jugés inacceptables: négociation par exemple d’une date pour l’élimination totale des subventions aux exportations pour les autres produits agricoles, remise en cause des critères d’éligibilité de la boîte verte où sont rangés les soutiens jugés non distorsifs comme les aides découplées. Selon la délégation française, les engagements de réduction des soutiens internes proposés pour la boîte bleue (*) remettaient en question les bases mêmes de la réforme de la Pac décidée à Luxembourg. D’autre part, les contraintes de plafonnement des soutiens produit par produit de la boîte orange n’étaient pas cohérentes avec les engagements pris dans le cadre de l’élargissement aux dix nouveaux membres de l’UE. Enfin, les dispositions sur la boîte verte remettent en cause «les principes mêmes du droit à mener des politiques agricoles». (*) La boîte orange concerne toutes les mesures de soutien internes réputées causer des distorsions. L’esprit des négociations est que la valeur totale des soutiens classés orange doit être réduite. La boîte bleue concerne des subventions liées avec des programmes de limitation de production. |
par Philippe Pavard (publié le 19 septembre 2003)
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