Dans son élevage de Cubuk, une lointaine banlieue d'Ankara, Özkan Ilhan est inquiet. Comme toute l'agriculture turque, son exploitation se porte mal, signe du ralentissement de l'économie qui pèse sur la campagne des élections législatives de dimanche.
« Notre économie ne va pas du tout bien, c'est la saignée », constate M. Ilhan, patron d'une ferme qui compte 500 têtes de bétail et emploie six ouvriers. « Si ça continue comme ça, ce sera la fin du secteur agricole dans ce pays », témoigne à l'AFP cet ancien professeur de mathématiques de 53 ans reconverti.
Partout dans le pays, les agriculteurs se plaignent de l'augmentation des charges, à commencer par la forte hausse des cours du pétrole qui a plombé leurs comptes. Le prix du fuel est devenu un thème de campagne. Vendu à 4 livres turques (1,36 euro) le litre, l'opposition a promis de le ramener à 1,5 TL (0,5 euro). Au-delà, c'est le manque de soutien aux producteurs locaux et toute la politique du gouvernement islamo-conservateur au pouvoir depuis 2002 qui est en cause.
Essor de la friche
Le chef de file de l'opposition au Parlement, le président du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate) Kemal Kiliçdaroglu, estime à 2,7 millions d'hectares le recul de la surface agricole depuis treize ans. « Deux fois la superficie de la Thrace (nord-ouest) a été laissée en friche sous l'AKP », accuse-t-il, « c'est lamentable ».
Jusque-là largement acquis à sa cause, l'électorat rural se montre de plus en plus mécontent du parti au pouvoir. « C'est sûr, l'AKP va être en difficulté lors des élections », pronostique l'éleveur Özkan Ilhan.
Avec le bâtiment et la construction, l'agriculture est l'un des secteurs les plus fragilisés par la fin du « grand bond en avant » de l'économie turque qui a accompagné les premières années du règne du Parti de la justice et du développement (AKP) et de son maître, l'actuel président islamo-conservateur Recep Tayyip Erdogan. Après des années à près de 9 %, la croissance, qui a permis de tripler en dix ans le revenu annuel par habitant en dollar, est retombée à 2,9 % l'an dernier.
Un Turc sur cinq dans l'agriculture
Le chômage est remonté à son plus haut niveau depuis cinq ans et frappe durement le secteur agricole, qui emploie à lui seul un Turc sur cinq.
Malgré de gros efforts de mécanisation, l'agriculture turque souffre traditionnellement d'une faible productivité, largement inférieure à celles des pays européens. Elle ne contribue qu'à 9 % du produit intérieur brut (PIB) du pays, contraint d'importer pour satisfaire ses besoins en céréales (blé, orge) ou en coton. Une situation qu'Ali Ekber Yildirim, un journaliste spécialisé dans le secteur, attribue pour partie à la politique de privatisation menée par l'AKP. « L'une après l'autre, les entreprises d'Etat ont été privatisées. Les prix du secteur sont désormais fixés par des sociétés multinationales », explique-t-il. « Ces sociétés sont devenus des quasi-monopoles dans un secteur stratégique ».
Critiqué pendant la campagne législative, le ministre de l'Agriculture, Mehdi Eker, a défendu cet effort de libéralisation et précisé que son gouvernement accordait chaque année pour 10 milliards de livres (3,4 milliards d'euros) de subventions aux paysans. « Cela n'avait jamais été fait jusqu'à présent en Turquie », a-t-il plaidé, « ça prouve l'intérêt que nous portons à nos agriculteurs ». Mais son argument est loin d'avoir emporté la conviction.
« Ces subventions vont surtout à des gens proches du parti au pouvoir », déplore Abdullah Aysu. Installé dans le district de Haymana, un autre district agricole de la capitale turque, ce fermier de 62 ans connu comme le « José Bové turc », du nom du député européen français altermondialiste, déplore la mainmise qu'exercent aujourd'hui les sociétés multinationales sur l'ensemble des filières agricoles turques. « Les fermiers en sont les premières victimes », explique M. Aysu, à la tête d'une confédération syndicale de paysans. « Un million et demi de fermiers ont quitté leur exploitation depuis l'arrivée au pouvoir de l'AKP », rappelle-t-il avant de mettre en garde : « notre catastrophe serait aussi celle du consommateur ».