Affairée à traire à la main une chèvre dans sa ferme en périphérie de Moscou, Larissa Soukhanova ne cache pas ses inquiétudes : après un an d'embargo sur les produits alimentaires occidentaux censé doper la production nationale, les promesses peinent à se concrétiser pour les agriculteurs russes. « Le gouvernement accorde plus d'attention aux agriculteurs », reconnaît cette femme de 68 ans, en blouse blanche pendant la traite des 120 chèvres de son exploitation. « Mais je ne peux pas dire que je vois une grande différence ».
Décidé en réponse aux sanctions économiques liées à la crise ukrainienne, l'embargo sur la plupart des produits alimentaires occidentaux a été présenté par Moscou comme une occasion de développer son secteur agricole. Les autorités ont élaboré un plan d'aide avec des subventions de 3,5 milliards d'euros débloquées dès cette année et le même montant prévu l'année prochaine. L'objectif est d'aider les agriculteurs locaux à remplacer avec leur production pommes polonaises, poissons norvégiens, fromages français ou jambons espagnols. Mais ces ambitions se heurtent aux effets d'années de négligence de la part du gouvernement et de la crise économique frappant actuellement le pays.
Larissa Soukhanova, dont l'exploitation produit 200 litres de lait par jour, a bien reçu la promesse d'une subvention de 10 millions de roubles (140.000 euros) pour agrandir sa ferme. Mais elle attend toujours les fonds. « J'avais besoin de ces subventions il y a des mois. Maintenant, j'ai bien peur de n'avoir nulle part où mettre mes chèvres cet hiver », soupire-t-elle.
Dix ans pour tout remplacer
L'agriculture constitue l'un des rares secteurs en croissance actuellement dans une Russie en récession, conséquence de l'effondrement du marché du pétrole (sa principale source de revenus avec le gaz) et des sanctions économiques occidentales. Selon les statistiques officielles, la production de viande a augmenté de 6,4% au premier trimestre par rapport à la même période un an plus tôt, celle de lait de 1%. Et pour l'optimiste ministre de l'Agriculture, Alexandre Tkatchev, les produits russes auront remplacé la nourriture importée dans les rayons des supermarchés russes d'ici à dix ans. « L'embargo a éliminé certains concurrents sérieux du marché russe mais les problèmes qui existaient dans le secteur agricole n'ont pas disparu», nuance Léonid Kholod, ancien vice-ministre de l'Agriculture. « Si nous voulons tout remplacer en dix ans, il reste beaucoup à faire », poursuit-il, interrogé par l'AFP.
Les agriculteurs souffrent d'infrastructures mal développées et d'équipements souvent dépassés. Avec la crise actuelle, l'accès aux crédits est rendu très difficile par la frilosité des banques et le niveau élevé des taux. La chute de la monnaie a aussi augmenté les coûts liés au matériel ou engrais importés. Pour Mme Soukhanova, le prix du fourrage a ainsi augmenté de 60% et celui des tests de qualité du lait, obligatoires, a été multiplié par sept : « C'est de la folie ».
Pour Tatiana Bobrovskaïa, analyste de l'agence de notation Fitch Ratings, « les bénéfices de la diminution temporaire de la concurrence de produits importés sont atténués par les effets négatifs de la dépréciation du rouble ». Et les investisseurs restent hésitants à placer des sommes importantes dans la production de bœuf ou de lait, longue à développer, alors que personne ne sait combien de temps va durer l'embargo, souligne l'experte.
Traque aux produits interdits
Pour la population, l'embargo, ajouté à la dévaluation de la monnaie, s'est surtout traduit par une flambée des prix alimentaires, en hausse en moyenne de 18,6% sur un an en juillet, avec des augmentations autour de 30% pour les fruits, légumes ou poissons.
Les autorités, elles, ont non seulement décidé de prolonger l'embargo mais aussi de muscler leur rhétorique contre les produits sous embargo jugés encore trop nombreux en dépit de l'interdiction. Vladimir Poutine a ordonné la destruction de tous les produits sous embargo saisis, qui a commencé jeudi avec des tonnes de pêches, tomates ou fromage, s'attirant des critiques aussi bien de représentants de l'Eglise orthodoxe, du Parti communiste ou du journal libéral Vedomosti, qui l'a qualifiée de « barbarie ».
La guerre contre cette forme de contrebande ne se limite pas aux autorités. Un groupe de jeunes militants pro-Kremlin, « Mange Russe ! », a lancé des opérations commandos dans des supermarchés haut de gamme de la capitale russe, plaquant des autocollants sur les marchandises considérées comme illégales. Ce mouvement avait été lancé avant l'embargo en réaction au manque de produits locaux dans les magasins, rappelle l'une de ses membres, Margarita Cherkachina. « Maintenant, nous voulons protéger la population des produits dangereux sous embargo qui entrent dans le pays sans les contrôles de sécurité ».