La France Agricole: Peu de temps avant son départ, Michel Barnier nous avait confié qu’il avait «à gérer le ministère des crises et des bouts de ficelle». Quels remèdes pouvez-vous apporter à court terme?
Bruno Le Maire: C’est un ministère des crises. J’ai déclaré à Chalons-en-Champagne que la France connaissait la crise agricole la plus grave de ces trente dernières années. Je ne retire pas un mot de ce que j’ai dit.
Beaucoup d’actions ont déjà été engagées pour y faire face. Dans la filière laitière, j’ai débloqué, avec l’accord du Premier ministre et du président de la République, plus de 60 millions d’euros d’aides immédiates pour soulager la trésorerie des producteurs, notamment leurs intérêts d’emprunts. Le paradoxe de la crise, c’est que ceux qui sont les plus durement frappés sont ceux qui ont les charges d’investissement les plus lourdes à rembourser.
C’est pourquoi je souhaite cibler ces soutiens sur les jeunes agriculteurs et les investisseurs récents. Mais rien n’est facile. Nous pouvons aujourd’hui accroître notre soutien car nous nous sommes battus au dernier Conseil agricole pour obtenir le doublement du plafond «de minimis»: les autorisations de soutien que chaque Etat membre de l’Union européenne peut accorder à ses exploitations agricoles a ainsi été doublé de 7.500 à 15.000 euros. Par ailleurs, nous avons obtenu le versement de 70% des aides européennes dès le 16 octobre, au lieu du 1er décembre pour l’ensemble des filières bénéficiaires.
Dans le secteur des fruits et légumes, un effort très important a été réalisé avec le dispositif TODE (travailleurs occasionnels ou demandeurs d'emploi) en matière d’allègement de charges. Cet effort nous a permis d’abaisser le coût du travail en France, mais sans atteindre le niveau de compétitivité de nos voisins Allemands, Espagnols ou Italiens. Est-ce suffisant? Ma réponse est clairement non.
Comment alors faire pour bouger les lignes? Ma méthode est toujours la même.
Première chose, je ne fais rien contre l’Europe. Si les règles européennes ne nous satisfont pas, changeons-les, comme ça a été le cas pour les règles «de minimis». Je refuse qu’on verse des aides contraires aux règles européennes. Cela a été fait pendant des années; ça se paye très cher et ceux qui payent sont toujours les mêmes, c'est-à-dire le monde agricole.
Deuxième chose, il faut que l’effort soit partagé. L’Etat fera les efforts nécessaires et complètera le dispositif actuel. Nous devons nous rapprocher le plus possible du niveau du coût du travail des autres pays européens. En retour, chacun doit faire sa part du chemin, notamment en améliorant l’organisation des filières.
Justement, en matière de filière laitière vous avez dit qu’elle était archaïque. Or, quand on parcourt les rayons des grandes surfaces, on a plutôt l’impression qu’elle est dynamique?
Bruno Le Maire: Nous avons entre les mains un véritable trésor; il ne faut pas le gâcher. Mon premier souci, c’est de donner un avenir aux producteurs de lait.
Depuis des années, la voie qui a été choisie est celle de la dérégulation du marché du lait: suppression des quotas, abandon des instruments d’intervention. On disait que le marché allait organiser tout seul la bonne rémunération des producteurs et le juste prix pour le consommateur.
La conclusion que l’on peut en tirer aujourd’hui est simple: cette voie-là est une impasse, parce que la production de produits agricoles n’est pas une production comme les autres. Car en plus de s’adapter aux cours internationaux et à la consommation mondiale, l’agriculture obéit à des aléas beaucoup plus importants qui sont mal pris en compte par le marché, comme les aléas climatiques ou biologiques.
C’est donc au cœur de la crise qu’il faut prendre les décisions pour le long terme. Mais je veux dire très clairement: rien n’est aujourd’hui figé. Je suis dans le dialogue avec tous ceux qui veulent discuter.
Au Space, j’ai reçu tous les représentants qui le souhaitaient, notamment les JA, la FRSEA et l’Apli . Le 1er octobre, pour la première fois, se réuniront au ministère tous les acteurs de la filière qui le souhaitent. Nous ne prendrons les décisions qu’après avoir entendu tout le monde.
Vous revenez d’un conseil des ministres européens. En quoi consistent les propositions que vous avez présentées avec l'Allemagne et comment ont-elles été reçues?
Bruno Le Maire: Il y a trois voies possibles devant nous.
La première voie est celle du «laisser-faire». Certains disent: «On traverse une mauvaise passe, mais la dérégulation reste la bonne voie.» Ils souhaitent aller vers un marché totalement libre. Un certain nombre d’Etats membres et la Commission m’ont ainsi expliqué: «Les prix commencent à remonter, les choses vont s’améliorer naturellement, donc ce n’est pas la peine de faire davantage.» Cette voie-là n’est pas raisonnable. Je l’ai dit de manière très claire à Bruxelles comme en Suède au dernier conseil de l'agriculture.
La deuxième voie est à mon sens tout aussi peu réaliste. Nous ne pourrons pas rétablir des instruments de gestion administrative de l’offre qui ont existé jusqu’à présent, comme les quotas fixés et administrés pays par pays. Les quotas n’ont pas empêché la crise. Et une très large majorité d’Etats membres les rejettent.
Il existe une troisième voie: celle de la régulation du marché agricole. La France a pris la tête du mouvement en faveur d’une nouvelle régulation qui repose sur un équilibre entre des mesures nationales et européennes. A l’échelle nationale, je propose que nous mettions en place des contrats équitables entre les industriels et les producteurs pour fixer un volume de lait avec une garantie de prix et donc de revenu. Je connais les inquiétudes. Il ne s’agit en aucun cas d’aller vers l’intégration.
Mais quel peut être le rôle de l’Etat en matière de contractualisation? La voie n’est-elle pas étroite entre les règles nationales de concurrence et celles de Bruxelles?
Bruno Le Maire: L’Etat est garant de l’intérêt général; c’est autour de lui et pour la première fois que se déroulent les discussions avec tous les acteurs de la filière. Il faudra que l’Etat joue son rôle d’arbitre pour trouver la solution qui soit la plus équitable.
Quel est l’objectif de la réunion du 1er octobre?
Bruno Le Maire: J'ai donné rendez-vous aux acteurs de la filière pour définir les grandes lignes de ces contrats justes et équitables. Au préalable, nous devrons obtenir un feu vert européen. Cela fait partie des éléments essentiels qui figurent dans les propositions franco-allemandes que j’ai remis au conseil des ministres de l’Union européenne lundi 7 septembre.
Mais le volet national ne fonctionnera que s’il existe des filets de sécurité à l’échelle européenne. Tout d’abord, il nous faut des mécanismes d’intervention plus souples et plus efficaces. Je pense au stockage privé pour lequel j’ai obtenu qu’il ne s’arrête pas à la fin d'août, mais qu’il soit prolongé jusqu‘à la fin de mars de façon à faire la jonction avec la prochaine campagne. Pourquoi se priverait-on du stockage privé pendant six mois de l’année, comme c’est le cas actuellement? Quand elle arrive, la crise ne tombe pas forcément dans les six mois prévus!
J’ai également demandé à la Commission qu’elle réfléchisse à un marché à terme européen sur les produits que sont le beurre et la poudre qui sont cotés sur le marché international. Je ne peux pas accepter que le cours du beurre et de la poudre soit déterminé par une société de type spéculatif, basée à l’autre bout du monde, qui fait des cotations sur internet et dont les décisions auront une influence immédiate sur la situation de milliers de producteurs de lait en Europe.
Je refuse l’immobilisme: je compte rassembler la plus large majorité d’Etats membres sur cette initiative. C’est pourquoi, mardi dernier, avant de me rendre au Space, j’étais en Suède pour convaincre d’autres Etats. Aujourd’hui, grâce à l’impulsion franco-allemande, nous sommes 18 pays européens à demander cette nouvelle régulation. Je compte bien en convaincre davantage. La Commission évolue elle aussi.
Vous avez évoqué des pistes pour les fruits et légumes. Est-ce qu’il faut s’attendre à d’autres mesures le 22 septembre?
Bruno Le Maire: Le 22 septembre, nous étudierons principalement la question de la compétitivité de la filière. Il y a au moins trois aspects très importants.
Tout d’abord, le coût du travail. Tant qu’on sera à 11 ou 12 euros de l’heure pour des produits dans lesquels 60% du coût dépend de la main-d’œuvre, nous n’y arriverons pas. Il faut donc y remédier.
Un deuxième aspect, c’est l’organisation de la filière. Sur 30.000 producteurs, seulement la moitié d'entre eux sont dans une organisation de producteurs (OP).
De surcroît, les OP restent très nombreuses. En 2008, un premier train de réformes a été engagé. Je souhaite que l’on aille au bout. En échange, pour mieux valoriser les fruits et légumes, je suis sur le point avec Roselyne Bachelot de faire sortir le décret qui permettra de payer les fruits et légumes avec des chèques de restauration. Je regarde également comment développer l’innovation et la quatrième gamme.
Enfin, le dernier aspect, c’est la question de l’exportation. Elle est très importante, notamment pour les pommes, dont 50% de la production est exportée. Avec Christine Lagarde, nous avons mis en place un système d’assurance exportation qui doit faciliter dans les semaines à venir l’exportation de ces produits vers les pays d’Europe centrale et de l’Est.
«L’affaire» des 500 millions d’aides à rembourser, 17 ans après leur versement, a fait beaucoup de bruit cet été. Comment voyez-vous la sortie de ce dossier difficile à digérer par les producteurs?
Bruno Le Maire: Sur le fond, je suis convaincu que c’est la seule décision juste et efficace. Si nous n’avions pas répondu positivement à la Commission, nous aurions, à l’heure où je vous parle, une condamnation à une amende de l’ordre de 50 à 60 millions d’euros.
En plus, nous devrions payer des pénalités de 10 à 20 millions d’euros par mois tant que nous ne nous serions pas conformés à la demande de la Commission. Je ne vois pas comment, en période de crise, un ministre peut expliquer à ses concitoyens qu’ils vont payer ces amendes supplémentaires au motif que nous ne respectons pas les règles européennes. Sur la forme, je reconnais que davantage d’explications et de pédagogie auraient été utiles.
Maintenant, ce qui m’intéresse, c’est ce que nous allons faire. Nous avons besoin de temps pour faire une expertise solide et rigoureuse des sommes qui ont été réellement versées. De plus, je conteste formellement la somme totale des 500 millions d’euros. Je négocierai pied à pied avec la Commission européenne pour réduire le montant de la note.
Quels sont les objectifs et la méthode pour mettre au point la future loi de modernisation de l'agriculture?
Bruno Le Maire: Sur la méthode d’abord, j’ai souhaité que le débat sur l’avenir de l’agriculture soit un débat le plus ouvert possible, parce qu’il concerne la société toute entière. Nous avons lancé le débat le 14 septembre. Ensuite, il faut avoir une réflexion qui avance vite et qui aboutisse à quelques décisions fortes et ciblées.
Nous allons organiser cinq groupes de travail qui devront formuler des propositions concrètes afin de permettre à l’agriculture française de rester un modèle d’excellence pour les années à venir.
Le premier groupe de travail portera sur la question de l’alimentation. Je suis convaincu que le lien entre la société française et l’agriculture passe par la qualité de l’alimentation. La vraie légitimité de l’agriculture française, c’est qu’elle garantit à la France et à tous les citoyens français la sécurité sanitaire. C’est un choix stratégique pour la France. Certains en Europe estiment que si on peut trouver aussi bien et moins cher ailleurs, autant se fournir ailleurs! Ce n’est pas ma conception.
Le deuxième aspect important est celui de la compétitivité et du revenu des agriculteurs avec deux questions très simples: comment peut-on gagner en compétitivité pour faire en sorte que notre secteur agricole reste une force économique en France et en Europe? Et deuxième question, tout aussi essentielle: comment permettre aux agriculteurs de stabiliser leur revenu? C’est le principe que je souhaite défendre. Il passe par un certain nombre de réflexions, notamment sur les systèmes assuranciels face aux aléas économiques.
Troisième volet de réflexion, tout aussi stratégique, c’est la question du développement durable et des territoires. Là aussi, deux questions majeures: d’une part, comment fait-on pour qu’en matière de développement durable, la France reste à la pointe? Et d’autre part, comment préserve-t-on le foncier rural? De deux choses l’une, soit la France veut rester une grande puissance agricole, et dans ce cas-là elle défend ses terres agricoles, ce qui passe par des décisions politiques lourdes. Soit elle y renonce, et nous continuerons de perdre l’équivalent d’un département de surface agricole utile tous les dix ans. Ce n’est pas acceptable.
La loi de modernisation agricole concernera également le secteur de la pêche à part entière. C’est pourquoi nous avons mis en place un groupe de travail spécifique pour répondre aux questions légitimes des pêcheurs.
Enfin, nous devons être prêts à engager la négociation sur la Pac 2013 qui débutera dès l’année prochaine. Je souhaite une chose simple: que la France ne soit plus pointée du doigt en Europe, mais qu’elle soit au contraire aux avant-postes pour proposer un nouveau modèle agricole pour l’avenir. C’est le rôle essentiel du dernier groupe de travail.
Les mesures d'application du bilan de santé de la Pac se révèlent très complexes. Certaines mesures prises au titre de la conditionnalité passent très mal auprès des producteurs. Allez-vous peaufiner le dispositif?
Bruno Le Maire: On peut toujours améliorer les choses. Le bilan de santé de la Pac a été mis en œuvre après une concertation étroite avec les agriculteurs. Mais il soulève des difficultés techniques importantes. Je suis prêt à étudier certaines dispositions, notamment sur les particularités topographiques. Un numéro vert sera mis à la disposition des agriculteurs au début de 2010 pour répondre à leurs questions.
Le rythme des lois et réformes est échevelé. Quels sont les grands axes et les points durs que vous comptez défendre pour l'après 2013?
Bruno Le Maire: Il y a deux visions possibles de l’agriculture en Europe. La première est une conception qui veut mener l’agriculture vers toujours plus de compétitivité, toujours plus d’intégration des exploitations pour aller vers un modèle de très grandes exploitations concentrées dans certains points du territoire européen. D’une certaine façon, cette vision est aujourd’hui majoritaire. Je crois qu’il faut en avoir conscience.
Et puis il y a une autre vision de l’agriculture, celle que je souhaite porter. Selon moi, il n’y a pas «une» agriculture mais «des» agricultures françaises, dans lesquelles on observe une cohabitation harmonieuse entre des exploitations aux structures économiques différentes. Je crois que nous avons intérêt économiquement, socialement et politiquement à défendre ce modèle de cohabitation harmonieuse. On demande aux agriculteurs français d’être non seulement compétitifs mais également de participer à l’aménagement du territoire, au développement durable et à la sécurité sanitaire. Ce sont des biens publics qui ont un coût et qui ne peuvent être supportés par les seuls agriculteurs. Dès lors, cela justifie l’aide de la communauté nationale et européenne.
En ce qui concerne la Pac, je me battrai pour qu'on reconnaisse que l’agriculture est un atout stratégique économique et, en même temps, une condition du bien-être des citoyens européens. En outre, je souhaite que l’Union européenne fixe de nouvelles perspectives à la Pac. Ces perspectives sont la garantie de la sécurité alimentaire des 500 millions d’Européens et la garantie de la sécurité sanitaire totale de leur alimentation. Je note qu’aux Etats-Unis, il existe un programme de soutien de plusieurs dizaines de milliards de dollars qui finance l’alimentation d’un certain nombre d’Américains, soit démunis, soit étudiants, soit jeunes; ce programme offre naturellement un débouché à l’agriculture américaine. Pourquoi l’Union européenne ne réfléchirait-elle pas à un programme similaire, en tenant compte bien sûr des actions d’ores et déjà en place? Nous devons être capables d’ouvrir de nouvelles perspectives et de sortir d’une logique strictement économique de l’agriculture. C’est pourquoi je propose qu’on passe de la politique agricole commune à une politique agricole et alimentaire européenne.
Je ne veux pas me laisser enfermer dans les seules considérations budgétaires. Bien entendu, il faudra se battre pour obtenir une négociation la plus favorable possible. Mais si la France se contente d’avoir une position défensive, elle sera isolée. Si la France veut défendre correctement sa position, elle doit avoir un temps d’avance. C’est pourquoi je mets sur la table cette proposition de politique agricole et alimentaire européenne.
Pouvez-vous nous préciser le calendrier?
Bruno Le Maire: Les choses sérieuses vont commencer dès le début de l’année 2010.
Concernant la directive nitrates ou la conditionnalité, le ministère de l’Ecologie a-t-il pris la main sur l’application des nouvelles mesures?
Bruno Le Maire: Je connais cette inquiétude. Je travaille en relation très étroite avec Jean-Louis Borloo. Je participe à tous les travaux du Grenelle de l’environnement. Je serai toujours vigilant sur les arbitrages qui sont rendus, afin de prendre en compte les contraintes réelles des agriculteurs derrière des mesures environnementales nécessaires.
Les spécificités agricoles seront-elles prises en compte pour la nouvelle taxe carbone?
Bruno Le Maire: Une exonération totale du monde agricole n’aurait pas été un bon signal parce que cela aurait donné le sentiment que l’agriculture française n’était pas favorable au développement durable. Or, concrètement, les agriculteurs ont d’ores et déjà fait d’énormes d’efforts. Le président de la République et le Premier ministre connaissent la situation particulière dans laquelle se trouvent les agriculteurs et les pêcheurs. Ils l’ont très clairement dit: elle sera prise en compte. Tout d’abord, parce que les pêcheurs n’ont pas d’autres choix que de consommer beaucoup de fioul tout comme les serristes qui consomment beaucoup de gaz. Parce que s’ils augmentent leurs coûts de production, c’est le consommateur qui paiera davantage. Pour ces deux raisons, j’ai proposé au président de la République et au Premier ministre que l’on tienne compte de la situation particulière des agriculteurs et des pêcheurs et qu’on les fasse bénéficier d’une exonération forte de la taxe carbone.
C'est une exonération qui sera dégressive dans le temps?
Bruno Le Maire: Les arbitrages seront rendus dans les prochains jours.
Pouvez-vous nous clarifier les perspectives du plan de vaccination contre la FCO?
Bruno Le Maire: Notre responsabilité commune est d’éradiquer ce fléau par une campagne de vaccination obligatoire. Mais sur les modalités, nous devons en discuter ensemble afin de ne pas alourdir les charges financières des éleveurs.
Enfin, au-delà de ces vaccinations obligatoires, je souhaite qu’on engage des travaux pour permettre le développement du principe des éleveurs infirmiers capables de vacciner eux-mêmes leurs bêtes.